D'où venons-nous?

Ce matin, en me réveillant, j'ai su qu'il me fallait répondre à cette question. Étrange! La veille, je me disais que l'endroit où l'on va est plus important que celui d'où l'on vient. Histoire de me perdre dans mes propres dédales d'exilée à vie. Cette question (d'où venons-nous) est fondamentale lorsque notre vie a longtemps été faite de départs et d'adieux.
Je viens de trouver la signification de ce blog. Même s'il est surtout destiné à une personne en particulier (à qui j'envoie un baiser à l'instant-même), il s'adresse d'abord à moi et à tous ceux qui, comme moi, n'ont pour patrie que l'exil.
je me propose donc, dans ce blog, de réfléchir sur l'exil en partant de ma propre expérience, sans chercher à faire oeuvre scientifique ou sociologique, mais plutôt afin de donner à ce sentiment d'étrangeté qui m'habite et m'habitera jusqu'à la fin des temps un lieu où se dire, un lieu où s'exorciser.

mardi 17 juillet 2007

Mes premiers adieux!

Albert Cohen a écrit: « J'ai été un enfant, je ne le suis plus, je n'en reviens pas!» Le premier exil dont je me souviens, c'est celui-là : ce moment très particulier où l’on cesse d’être enfant . Dans mon cas, la sortie de l'enfance s'est déroulée au moment où ma famille a, pour la deuxième fois, déménagé. Ce deuxième déménagement n'était pas aussi spectaculaire que le premier (j'en parlerai plus tard), mais tout aussi grave. Il s'agissait de survie économique. Nous manquions de tout, mais nous n’étions pas seuls dans ce cas : tous nos voisins vivaient le même drame. Mes parents, en 1969, pensèrent qu’à Pau une vie meilleure les attendait.
Nous vivions depuis 1962 à Saumur, une petite ville fascinante dans laquelle une enfant rêveuse et imaginative ne pouvait trouver que son bonheur. Saumur à cette époque était pleine d'ombres et de mystères. J'étais petite, ce qui fait que tout là-bas était immense : les jardins, les parcs, les statues, le château fort qui semblait toujours sur le point de s'écrouler dans les eaux tourmentées de la Loire, la bibliothèque municipale, logée comme un joyau au coeur de la mairie, tout en haut de ce qui semblait un interminable escalier en colimaçon. Je me rappelle plus particulièrement de la Grand-Rue où avait logé Eugénie Grandet. Eugénie Grandet a donc bel et bien existé, c'est ce que semblait affirmer la petite plaque de laiton qui brillait dans l'obscurité de cette étroite ruelle.
Je me rappelle encore la statue située à l'entrée principale du Jardin des Plantes, le coureur de marathon. Cette sculpture, l’ai-je assez dévorée des yeux! Il s’agissait d’un homme, gisant dans une position fort inconfortable et, sachant ce que je sais aujourd’hui, je plains le pauvre homme qui servit de modèle au sculpteur. Mais quelle anatomie! Lorsqu’on venait du fond du jardin, on voyait les fesses parfaites et dures du soldat, son dos, si long, auquel la pause affectée donnait une courbe gracieuse. Les jambes, allongées, l’une au-dessus de l’autre (c’est ça, surtout, qui a dû être douloureux!) étaient fortes et belles, chaussées de fines sandales de cuir aux longs lacets noués. De face, en entrant dans le jardin, on voyait, bien sûr, le visage au profil nécessairement grec, aux cheveux bouclés, orné d'un casque ou d’un bonnet (ici, ma mémoire fait défaut). Ce casque et ces sandales constituaient l’ensemble des vêtements du pauvre coureur. Le vent de sa course l’avait sans doute défait de sa tunique courte, de ses jambières… J’aimais contempler le visage de la statue, son regard d’agonisant, ses lèvres immobiles et pleines. J’aimais descendre le long de son torse et m’arrêter, foudroyée par le mystère, sur le sommet du triangle que dessinaient ses jambes. Hélas! Sur son sexe reposait un long ruban de pierre, censé représenter une ceinture, peut-être, ou, comme je l’ai longtemps cru, un long filet de sang, blessure à la source invisible par laquelle la vie de l’homme s’en allait, le transformant en statue de pierre.
Toute ma vie (car à neuf ans, j’avais déjà toute une vie) était nourrie par cette ambiguïté : toutes les choses au monde semblait avoir deux sens! Je me perdais à l’intérieur de ces possibles. L’homme de pierre qui me faisait rêver mourait-il ou jouissait-il? Dans le ciel, les nuages étaient-ils des nuages ou des tableaux du Titien accrochés là par une main divine? Lorsque j’ai quitté Saumur, j’ai quitté l’enfance, le rêve, c’est-à-dire le royaume du mysticisme. Après Saumur, je n’ai plus jamais vu dans le ciel la Grotte de Bethléem ni Mickey Mouse, remarquez! Mes hallucinations quotidiennes ont cessé en déménageant!
Je n’étais plus une enfant. Je n’étais plus sensible à la magie du monde! Cet univers où j’avais appris à parler, à lire, à écrire et à tricoter des chaussettes bleues pour papa sans doute unijambiste m’avait éjectée de son sein!
Les grandes portes de fer forgé du Jardin des Plantes se sont refermées derrière moi. Le petit vantail par lequel les sœurs donnaient à manger aux clochards s’est refermé lui aussi sur la multiplicité des visages de la démence et du dénuement. Le monde est devenu une concrétion calcaire, dure et impénétrable.
J’ai quitté Saumur sans savoir que je quittais cela.




1 commentaire:

lutti_and-cie a dit…

Je vois que ça évolue vitesse grand V ton idée de blog. J'espère qu'il sera partagé par tous ceux et toutes celles auxquels l'exil parle... Et puis par d'autres, les exilés et ceux qui ne se sentent pas en exil.
Tes photos sont trés belles...
Bises